quinta-feira, 22 de dezembro de 2016

Rien que le cinéma




Rien que le cinéma

Si le cinéma n'existait plus, Nicholas Ray, lui seul, donne l'impression de pouvoir le réinventer, et qui plus est, de le vouloir. Alors que l’on imagine volontiers John Ford amiral, Robert Aldrich à Wall Street, Anthony Mann sur les traces de Belîiou la Fumée, Raoul Walsh nouvel Henry Morgan sous le ciel des Caraïbes, on voit très mal en revanche ce que le metteur en scène d’A l’ombre des potences donnerait dans quelque activité que ce soit, autre que cinématographique. Un Logan, par exemple, ou un Tashlin, peuvent réussir dans le théâtre ou le music-hall, un Preminger dans le roman, un Brooks dans l’enseignement primaire, un Fuller dans la politique, un Cukor dans la publicité, mais pas un Nicholas Ray. La plupart des cinéastes, si le cinéma n’existait soudain plus, ne seraient point désemparés pour autant. Nicholas Ray, oui. Après la projection de Johny Guitare ou de La Fureur de vivre, impossible de ne pas se dire : voilà qui n ’existe que par le cinéma, voilà qui serait nul dans un roman, sur la scène, partout ailleurs, mais qui sur récran devient fantastiquement beau. Cinéaste, Nicholas Ray l’est d’abord moralement. Et ceci explique cela, à savoir qu’en dépit d’un talent inné et d’une bonne foi évidente, un scénario qu’il ne prendra pas au sérieux restera superficiel. Tel en effet apparaît à première vue Ardente Gitane, tourné bien à la lé­gère pourtant car l'argument, au départ, ne manquait point de beauté, pris à la lettre, c’est celui des Indomptables à l’envers ou si l’on veut celui de La Croisée des destins de Cukor : las de l’aventure, un être retourne dans le clan auquel il appartient. Ceux qui, avec moi, considèrent « Le Serpent à plumes » de D.H. Lawrence comme* le plus important roman du vingtième siècle, ceux-là ne s’étonneront pas si je dis que Nicholas Ray tenait là, s’il l’avait voulu, un sujet d’une résonance plus moderne encore que ceux qu’il affectionne. Il semble bien cependant qu'il ne vit pas Ardente Gitane de cet oeil et ne l’envisagea, au contraire, que comme un délassement entre deux productions à priori plus ambitieuses. Faut-il lui en faire grief ? Renoir vient de nous apprendre dans Elena que la paresse est chose fort sérieuse, et même s’il voulait paresser en s’amusant, ou vice-versa, je reprocherai donc à Nicholas Ray d’avoir à cette occasion pris la drôlerie trop à. la blague. Mais quoi, dira-t-on, travail de commande, et pas davantage, que ce film chez les gitans où l’on voit Cornel Wilde forcé d'épouser Jane Russell, en même temps, qu’elle quitter la tribu dont il est le dauphin, et finalement s’apercevoir qu’elles lui manquent terriblement, Sans doute, mais encore n’est-ce pas si certain, car j’aime à croire, d'autre part, Nicholas Ray assez honnête pour accepter dorénavant de ne s’intéresser qu’à ce qui l’intéresse, ce qui était ici le cas, Ardente Gitane lui permettant d’aborder nettement un problème qui, si l’on en croit ses dires, lui est cher, celui d’une minorité ethnique, de peindre la race à travers l’individu, ce qui est aller dans la voie ouverte par Rossellini, tout e n , creusant la sienne propre. Chaque plan de ce film (légèrement en plongée depuis qu’il tourne en cinémascope) prouve d’ailleurs que son metteur en scène ne s’en est pas complètement désintéressé et que ce n’est pas Raoul Walsh qui le fit à sa place, comme aurait pu le faire croire le personnage de Jane Russel, en tout point semblable par les mimiques à celui de Mamie Stover dans Bungalow pour femmes. L’intrigue elle-même, bien que mal traitée, porte bien l’estampille Ray, et le personnage de Cornel Wilde est fort proche de ceux joués par Sterling Hayden, Arthur Kennedy, James Cagney, dans les pré­cédents films de notre cinéaste. Toujours, dans un film de Nicholas Ray» le personnage principal retourne à ce qu’il avait autrefois délaissé ou m é­ prisé. Il ne s’agit pas pour lui de conquérir, mais, plus difficile, de reconquérir une position perdue par gaminerie, veulerie ou dégoût. Il est donc normal de regretter que Nicholas Ray n’ait pas cru devoir cerner avec plus de mordant une situation et des caractères qui eussent ainsi fait d'Ardente Gitane une œuvre moins anodine. Louons toutefois sans réserve l’emploi délibéré et systématique des couleurs les plus criardes que l’on puisse voir au cinéma : chemises orange sucre d’orge, robes vert acide, automobiles violettes, tapis bleus et roses, le tout n ’est pas sans rappeler le Van Dongen de la bonne époque et fait une fois pour toutes justice de ceux qui croient encore que le cinéma en couleurs s’accommode plus des tons doux que des violents. Pour une raison purement technique d’ailleurs, la profondeur de champ en cinémascope (qui ne peut se permettre d’utiliser un objectif d’une focale plus courte que 50 mm.) s’obtient grâce, à l’accentuation des contrastes (cf. les films pho­tographiés par Joe MacDonald èt John Alton). Bref, Ardente Gitane est un film à demi réussi dans la mesure où Nicholas Ray s’en est à demi désintéressé. Film réussi presque malgré son metteur en scène, devrais-je dire, ou, plus subtilement réussi par le sens inné du cinéma qu'à Nicholas Ray, d’une façon quasi automatique donc, mais moins naïvement que par l’écriture chère aux anciens surréalistes. Tout le cinéma, rien que le cinéma, disais-je de Nicholas Ray. Cet éloge comporte une restriction. Rien que le cinéma n’est peut-être pas tout le cinéma.

Jean-Luc GODARD (Fevereiro, 1957)

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